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"On fait le mur ?"

Interview de l’auteur et de l’illustrateur

Sébastien Touache, illustrateur, et Romain Gallissot, auteur, nous parlent de leur démarche de création.

INSPIRATIONS

Avant ce projet, étiez-vous familier de l’univers du street art ? Si oui, quelles sont les raisons qui vous ont poussés à vous intéresser et à aimer ce mouvement artistique ?

Sébastien Touache. Avant de rentrer dans le vif du sujet, il convient de revenir un peu sur les termes employés. Nous préférons parler d’art dans l’espace urbain, plutôt que de street art. Le terme street art est désormais un peu galvaudé, il est devenu un mot-valise à connotation exclusivement positive, en opposition au graffiti, porteur d’un sens plus négatif. Beaucoup de gens non avertis ont ainsi tendance à mettre en opposition de grandes fresques colorées, dites artistiques – street art – à du graffiti vandale, moins esthétique, mais parfois tout aussi intéressant. En utilisant une terminologie différente, nous tentons d’éviter cet écueil : nous avons voulu nous pencher sur tout ce qui se passe dans la rue.
En réalité, les choses sont plus complexes et entremêlées que la vision binaire décrite précédemment. L’engouement relativement récent des institutions publiques (financement de fresques monumentales par les mairies par exemple), les sollicitations d’artistes urbains par les marchands (galeries) et bien sûr la bienveillance du public, ont été précédés d’un graffiti nettement moins populaire et largement plus réprimé.
Loin de moi l’idée de porter un jugement de valeur sur l’évolution du mouvement et le choix de ses acteurs, je souhaite simplement rappeler que la réalité est complexe, et que la scène est plus riche et plus hétérogène que ce que nous pourrions penser de prime abord. En ce sens, dans l’album, vous trouverez des références autant à des tagueurs qu’à des peintres de fresques, à des pochoiristes qu’à des artistes installés en galerie. Il y a du bon à prendre partout. Et du moins bon partout aussi.
Si je suis en mesure de constater ces contradictions et débats internes, inhérents à n’importe quel mouvement artistique, c’est que ce milieu m’est familier. Je fais moi-même des peintures murales en parallèle de ma pratique d’illustrateur. Même si je reste un acteur de second plan, je peux constater les évolutions sur ces quinze-vingt dernières années. J’ai commencé comme beaucoup en bande, en crew, avec mon collectif Jeanspezial, au début des années 2000. Le livre leur est d’ailleurs dédié.
Cette précision étant faite, je rappelle que tout m’intéresse dans la pratique de l’art dans la rue, et j’essaie de ne pas me limiter à ma première lecture, souvent guidée par l’esthétique. L’histoire qui se cache derrière une peinture ou un artiste est souvent toute aussi passionnante que la peinture en elle-même, mais implique de ne pas s’arrêter à l’écume des choses.
L’art dans la rue permet des interactions constantes, avec le public bien sûr, avec les autres intervenants artistiques également, avec l’espace urbain, l’architecture, la météo, permet de faire des peintures mobiles (véhicules), géantes (façades d’immeubles), cachées (en explorant la ville), de peindre, de coudre, de sculpter, de jouer avec le mobilier urbain, de faire passer des messages… Il serait moins réducteur de parler d’un média plus que d’un mouvement, un support protéiforme offrant une infinité de possibilités. À l’heure du tout numérique c’est aussi un retour au réel, au tangible, et à l’heure de la marchandise reine, c’est également une pratique artistique qui s’adresse à tous, gratuite et accessible. Pour toutes ces raisons, ce monde est passionnant.

Romain Gallissot. Je suis passionné par l’image, dans toutes ses dimensions, depuis mon enfance. Je m’intéresse à l’illustration, à la bande dessinée, à la peinture, au film d’animation et au graphisme. J’ai développé au fil des années un sens de l’esthétique personnel et diversifié. Cette passion m’a amené à plonger dans le monde de l’art urbain il y a quelques années, notamment grâce à l’essor de réseaux sociaux comme Instagram. Mais contrairement à Sébastien, je ne suis qu’un simple spectateur, et non un contributeur. Je consomme des images sans modération, mais je suis bien incapable d’en produire.
D’ailleurs, j’admire beaucoup le travail de Sébastien, aussi bien ce qu’il fait en illustration que sur les murs, et je suis très fier d’avoir pu réaliser cet ouvrage avec lui. Ce que j’apprécie particulièrement dans l’art urbain, c’est l’accessibilité des œuvres. Elles vous attrapent par surprise au détour d’une rue et elles viennent vous interpeller alors que vous ne vous y attendiez pas. Qu’elles soient dérangeantes, ludiques, poétiques ou juste esthétiques, le résultat qu’elles provoquent sur les passants est immédiat et sans filtre.
J’aime cette proximité, je perçois dans la démarche de ces artistes une certaine générosité. Je leur reconnais beaucoup de courage, car pour livrer ainsi son travail au regard de tous, il faut une vraie force de caractère. Les aspects ludiques de ce mouvement me plaisent aussi énormément, j’y vois un jeu de piste grandeur nature, une chasse aux trésors sans limites.
Dans toutes ces expressions artistiques, je retrouve une synthèse de toutes les grammaires visuelles qui se déclinent dans les domaines que j’aime explorer. C’est un prolongement naturel. Je trouve cette diversité et la liberté qui en découle très enrichissante et enthousiasmante.

Si vous deviez choisir un mot ou une citation pour définir le street art ?

Sébastien Touache. Après avoir tenté de décrire une réalité riche et complexe, je serais bien incapable de donner une citation ou un mot pour définir ce vaste territoire ! Pour faire un clin d’œil au livre : « je donne ma langue au chat ! »

Romain Gallissot. C’est très difficile de réduire à un seul mot ou une seule citation un mouvement aussi prolifique et vivant, qui est en perpétuelle évolution et qui se renouvelle sans cesse. Mais pour jouer le jeu, je dirais : une bonne image vaut mieux qu’un long discours.

Comment avez-vous choisi les artistes présents dans l’album ? Sont-ils vos artistes préférés dans le domaine ?

Sébastien Touache. Le livre se compose de deux parties. Une première partie met en scène les enfants dans la ville. La ville nous a servi de support pour caler de nombreuses références, nous avons essayé de faire état de différentes pratiques (tag, pochoir, flop, fresque, customisation de mobilier urbain…), de faire des clins d’œil à de nombreux artistes, connus ou moins connus. En gardant bien sûr en tête que le livre s’adresse aux enfants. Notre intention pour cette première partie était de tenter un état des lieux, à défaut de pouvoir être exhaustifs, au moins représentatifs.
La deuxième partie plonge les enfants dans les œuvres de cinq artistes : Jace, Chanoir, 3TTMAN, Kashink et Speedy Graphito. Nous avons là aussi souhaité apporter de la diversité dans le choix de nos artistes, mais également rester dans des univers à la portée de notre jeune lectorat. Les œuvres de chaque artiste présenté n’en demeurent pas moins complexes, mais visuellement nous avions à cœur de choisir des images vers lesquelles les enfants auraient envie d’aller. Notre choix s’est également porté vers des artistes reconnus à l’international.
Plus personnellement, je savais que j’allais devoir travailler leur matériel graphique, me fondre dans le style de chacun, remettre en scène leurs codes pour servir notre propos : je suis donc allé vers des artistes qui me touchent également, et dont l’esthétique me parle !

Romain Gallissot. Nous avons dû composer avec un bon nombre de critères. J’ajouterai qu’il y avait un souci « d’accessibilité » des artistes. Il faut savoir que nous les avons tous contactés pour obtenir l’autorisation de reproduire leurs œuvres et de les citer dans notre ouvrage. Nous savions aussi dès le début que nous ne pourrions pas faire une place à tous les artistes qu’on apprécie l’un et l’autre. Il a donc fallu choisir et renoncer à beaucoup de personnes dont le travail nous enthousiasme et que nous avions envie de faire découvrir à nos jeunes lecteurs. C’est le jeu ! Globalement, on a toujours été sur la même longueur d’onde et les choix se sont faits naturellement. Nous avons eu de nombreux échanges, des allers-retours réguliers. On s’est laissé le temps quand il fallait. On a échangé des listes, défendu des points de vue, argumenté pour tel ou tel artiste au profit d’un autre. Au final, une fois les cinq artistes choisis, ça nous a paru cohérent, complémentaire et pertinent.

Avez-vous déjà vu in situ les œuvres des artistes dont il est question dans l’album ?

Sébastien Touache. Certaines d’entre elles oui : celle de Kashink à Coney Island (même si plus localement je vois des peintures de Kashink presque tous les jours dans mon quartier à Paris), j’ai vu plusieurs expositions de 3TTMAN à Paris ou Madrid, j’ai des livres de Speedy à la maison, une proximité avec Chanoir aussi dont je vois les peintures régulièrement dans la rue ou en galerie. Et je suis le travail de Jace depuis une bonne dizaine d’années. Sans avoir nécessairement vu toutes les œuvres dont il est précisément question dans l’album, j’entretiens une forme de proximité avec ces cinq artistes.

Romain Gallissot. Je ne suis pas parisien, et là où j’habite l’art urbain est assez discret. Sur nos cinq artistes phares, il n’y a que 3TTMAN dont je n’ai pas encore eu la chance de découvrir une œuvre in situ. Pour les quatre autres, si on se promène dans les rues de Paris, il est possible de trouver assez facilement des traces de leur passage. Il y a plusieurs œuvres que j’ai découvertes dans un premier temps sur les réseaux sociaux, et même si cela permet de se faire une idée, la découverte sur le terrain, dans la rue, en vrai, sur place, ça n’a rien à voir et c’est indispensable.

DÉMARCHE DE CRÉATION

C’est un Pont des arts qui sort de l’ordinaire par son format et sa construction. Comment avez-vous conçu ce livre jeu ? Cela a dû être amusant, mais peut-être difficile ?

Sébastien Touache. Effectivement le format est un peu différent des autres albums de la collection, principalement du fait de la mise en scène des enfants dans l’espace urbain, en première partie de livre. Nous avions à cœur de travailler sur un format à l’italienne, pour que la ville se déploie en longueur plus qu’en hauteur. Ce sont donc bien des enjeux de mise en scène, plus qu’une volonté de se démarquer, qui ont guidé notre choix. Le format à l’italienne nous a semblé adapté à cette exigence, et nous sommes rapidement tombés d’accord, avec nos éditrices, sur cette solution.
Au-delà du format, nous avons voulu faire un livre qui se lit, se relit et se re-relit, qui se manipule beaucoup aussi, dont on tourne les pages dans l’ordre puis le désordre. Comme dit précédemment, dans la première partie du livre, nous avons vraiment voulu faire état de la richesse et de la diversité de l’art urbain. Le jeu, ou plutôt les jeux nous semblaient être un bon moyen de sensibiliser les enfants à cette richesse, en les incitant à revenir sans cesse sur les pages pour résoudre énigmes et cherche-et-trouve.
Nous avons travaillé sur ce projet avec beaucoup d’enthousiasme, essayant de le rendre le plus complet possible, et la difficulté, bien que présente, a davantage pris la forme de défis stimulants que d’obstacles à surmonter.
C’était pour moi bien plus qu’un simple travail d’illustration d’album : ce livre fait le lien entre ma pratique artistique sur les murs, et ma pratique d’illustrateur. Vous comprendrez donc que j’ai mis du cœur à l’ouvrage, largement épaulé et motivé par Romain, qui a des idées géniales cent fois par jour (le livre n’est qu’un aperçu de ce que nous préparons pour la suite, expositions ou rencontres).

Romain Gallissot. Du côté de la narration aussi, on a souhaité innover. Vous remarquerez qu’on commence l’histoire dès la page de garde avec deux cabochons, celui de la grand-mère et celui de Tom. Nous voulions que les personnages sortent du cadre et vivent leur vie au-delà du récit. C’est aussi pour cela qu’on a prolongé la balade de Tom et Alice dans les pages dédiées à la présentation des artistes. Ils y croisent Jace, 3TTMAN, Speedy Graphito, Chanoir et Kashink en chair et en os, pour montrer que les artistes sont accessibles et vivants. Nous sommes même allés jusqu’à nous dessiner dans l’album, pour créer plus de proximité avec les lecteurs.

Comment avez-vous imaginé cette histoire ? Et les deux personnages principaux Tom et Alice ?

Sébastien Touache. Depuis le début du projet, notre personnage principal, c’est la rue, ou plus précisément les œuvres que l’on y trouve. Tom et Alice ne sont qu’un prétexte pour se balader dans cet univers. Gribouille, le chat de la voisine après lequel courent les enfants, est le fil conducteur qui va guider le lecteur, d’abord dans la ville, puis dans les univers de chaque artiste, comme dans des dimensions parallèles. C’est donc vraiment la mise en scène des œuvres qui a guidé notre narration. Tom et Alice ne sont que les véhicules de ce voyage dans le monde de l’art urbain.
Romain Gallissot. Un garçon, une fille, c’est un peu classique mais ça marche ! Ça permet aux enfants de s’identifier plus facilement. La grand-mère et son chat, c’est un peu moins banal, c’est une manière de faire un clin d’œil un peu décalé. Peut-être que certains y verront une allusion à la mère Michel et sa célèbre comptine, mais cela n’a pas été notre référence première. Dans les doubles pages qui présentent la ville, on a essayé de faire en sorte que les différents personnages présentés soient représentatifs d’une certaine diversité, sans trop en faire non plus.
Pour ce qui est du scénario, nous nous sommes inspirés d’un court-métrage, intitulé Évasion : ce petit film d’animation a été réalisé par des étudiants de l’école d’animation d’Arles dans le cadre d’un projet d’étude. On y voit un personnage qui déambule dans un paysage urbain sombre et lugubre avant de basculer dans un monde imaginaire et coloré inspiré de l’univers de Speedy Graphito. Ce rapport à l’imaginaire nous a semblé intéressant.

Tom et Alice ne font pas vraiment attention au décor pour se concentrer sur la poursuite de Gribouille. Pourquoi ce choix narratif ?

Sébastien Touache. Tom et Alice ne sont que les prétextes à une balade dans l’univers de l’art dans la rue. Personnellement je préfère que les lecteurs aillent d’eux-mêmes vers les images des artistes, sans être trop guidés par une narration prémâchée. Nos deux protagonistes sont pris dans leur poursuite, les lecteurs, eux, peuvent prendre le temps de regarder, et de revenir sur les pages à loisir !

Romain Gallissot. Je pense que les enfants vont lire cet album de plusieurs manières. La première lecture se fera peut-être au rythme de la course effrénée dans laquelle Tom et Alice sont engagés, puis dans un second temps, ils pourront revenir en arrière et profiter pleinement des doubles pages consacrées aux artistes, se concentrer sur les jeux, puis s’imprégner des œuvres, puis bien repérer les clins d’œil. Bref, des heures de lecture et de balade urbaine en perspective !

Au fil des pages, se dessine un message presque politique sur la nature, les cultures, les différences, la ville… Quelle était votre intention ?

Sébastien Touache. Ce sont davantage les œuvres de nos artistes qui parlent. Bien sûr ce sont des thèmes auxquels nous sommes sensibles, à différents degrés, mais cette parole est celle des artistes. Jace évoque très souvent la nature dans son œuvre, Kashink est davantage attachée à la question du genre. Si la nature des messages portés par les cinq artistes ne nous appartient pas, notre volonté a été de mettre l’accent sur le fait que derrière chaque œuvre se cache un message, un point de vue. Messages avec lesquels nous nous sentons à l’aise, mais qui à nouveau ne nous appartiennent pas.

Romain Gallissot. Nous nous sommes mués en porte-paroles de ces artistes et l’enjeu était de respecter leurs univers aussi bien sur le fond que sur la forme. Chacun porte un message à travers son œuvre, on a essayé de transmettre cela. On espère que ça fera réfléchir les enfants, qu’on éveillera gentiment leurs consciences tout en aiguisant leur sens artistique.

Dans l’album, les personnages passent de la rue au musée ; c’est aussi la tendance du street art et de ses artistes aujourd’hui. Que pensez-vous de cette évolution ? Est-il devenu un mouvement artistique comme les autres ?

Sébastien Touache. Bien sûr, c’est une tendance forte du mouvement, nous y assistons en tant que spectateurs. Personnellement je me réjouis de voir certains artistes présents sur les murs des villes rentrer en galerie et vendre leurs œuvres à des collectionneurs, et je déplore dans le même temps la pratique d’autres acteurs qui surfent sur cette tendance sans réel talent ou légitimité. Quoi qu’il en soit c’est au public de se faire son avis, le plus important est qu’il le fasse de manière éclairée ! Je pense que dans tous les cas cette pratique restera populaire et accessible au plus grand nombre via l’espace public, même si le prix d’une œuvre de Banksy la réserve désormais aux plus fortunés.
Je crois en la singularité du mouvement, de par sa richesse, la diversité de ses pratiques, de ses acteurs, et les multiples formes qu’il peut prendre. C’est pour moi plus qu’un mouvement artistique, c’est un moyen d’expression, et il appartient à chacun d’inventer son langage.

Romain Gallissot. La chute de notre histoire est une manière d’interroger, de provoquer le débat, mais nous nous gardons bien d’apporter une réponse car la question est vaste et complexe. Tout dépend du point de vue qu’on adopte et de son vécu. Personnellement, je me réjouis que notre album puisse permettre à l’art urbain d’entrer un peu plus dans les classes.

LE TRAVAIL DE L’ILLUSTRATION

Le street art, c’est l’apparition d’un élément inattendu, plus ou moins facilement repérable, qui à la fois se démarque et se fond dans l’espace urbain. Comment rendre cela par l’illustration ?

Sébastien Touache. Dans les premières pages, notre volonté a été d’intégrer personnages et œuvres à la ville, en créant un ensemble homogène et crédible. Cette intégration contribue à une lecture en plusieurs temps, via le cherche-et-trouve et les jeux entre autres. Les pages artistes sont, elles, davantage centrées sur l’œuvre des artistes en question. Ainsi on peut remarquer une différence de rendu entre Tom, Alice, Gribouille, et les pages de Jace, Chanoir, Kashink, 3TTMAN et Speedy Graphito.

Chaque artiste évoqué dans l’album a ses particularités, son univers. Comment les aborder sans les copier ? A-t-il été difficile de garder une cohérence graphique ?

Sébastien Touache. À vrai dire mon intention a toujours été de m’effacer derrière l’identité graphique des cinq artistes. C’est en cela qu’a résidé pour moi un des défis majeurs de l’album : utiliser leurs codes et leur langage, imiter leurs rendus et coller à leur univers, mais recomposer pour mettre en scène et servir notre narration.
La cohérence graphique vient de nos choix en amont, nous savions que les univers des cinq artistes vivraient bien ensemble, et à la fois seraient assez différents pour marquer de vraies ruptures entre chaque double page. Tom et Alice, présents sur toutes ces pages, créent le liant nécessaire pour passer d’une double page à l’autre sans se perdre. En tout cas, c’était notre intention. Les passages jouent également un rôle de transition important (saut dans le mur, dans le sol, dans des vortex, etc.).

Il y a beaucoup d’autres références dans le livre (Space Invader, Hello Kitty, Alice au pays des merveilles, etc.) : sont-elles anodines ou portent-elles aussi un message ?

Sébastien Touache. Ce sont pour la plupart davantage des clins d’œil. Certaines références sont porteuses d’un message : la mosaïque de Space Invader n’a pas été choisie par hasard ; en revanche le chat d’Alice est plutôt une référence à un classique de littérature jeunesse et l’occasion de caler un pochoir de chat en clin d’œil à Gribouille. Nous avons voulu mettre en place de nombreux niveaux de lecture et aller très loin dans les détails, pour qui veut s’attarder sur les pages.

L’architecture de la ville est très rectiligne. Était-ce pour mettre en valeur les œuvres, par contraste ?

Sébastien Touache. Oui c’est exactement ça, voir la ville comme une feuille blanche, une surface plane sur laquelle on peut s’exprimer ! C’est également un clin d’œil aux jeux vidéo 2D et à cette culture dans laquelle j’ai baigné dans les années 1990 (de Space Invader en passant par Mario ou Megaman). Tout ce background compose un terreau dans lequel beaucoup d’artistes présents sur les murs des villes aujourd’hui ont grandi.

Le livre est très coloré, en mouvement, joyeux. Est-ce votre vision du street art ? Ce choix n’est-il pas orienté ou réducteur ?

Sébastien Touache. Il faut garder en tête les deux parties qui composent le livre : la première partie, les enfants dans la ville, tâche de faire un état des lieux, sinon exhaustif au moins représentatif des différentes pratiques. La question concerne davantage la seconde partie et le choix des cinq artistes mis en avant. J’ai eu à manipuler le matériel graphique des artistes que nous avons choisi de mettre en avant, il aurait été compliqué voire contre-productif de manipuler une matière avec laquelle je n’aurais pas été à l’aise. Donc forcément, à travers le choix des artistes, nos goûts transparaissent.
Nous nous adressons prioritairement aux enfants, bien sûr. Banksy, évoqué plus haut, me paraissait moins adapté aux enfants que 3TTMAN, dont le style est plus coloré et duquel je me sens graphiquement plus proche. Donc orienté oui, bien sûr. Réducteur forcément un peu aussi étant donné la richesse et la diversité du mouvement. Nous assumons complètement ces partis pris, et nos choix ont été faits en conscience. L’idée du livre est d’ouvrir une porte vers cet univers, c’est aux enfants de poursuivre leur exploration s’ils le souhaitent.

Chaque double page regorge de détails et de clins d’œil : comment ne pas se perdre dans cet univers foisonnant ? L’idée est-elle d’éveiller la curiosité, d’éduquer le regard, de faire explorer l’illustration ?

Sébastien Touache. Nous voulons précisément que les enfants puissent se perdre dans les détails des images, les parcourir et découvrir à chaque lecture de nouvelles références. Pour garder le fil de l’histoire, il suffit de suivre Tom et Alice à la poursuite de Gribouille. Les exercices de lecture d’image fonctionnent très bien quand nous avons la chance d’en parler directement avec les enfants. C’est étonnant de voir à quel point ils lisent facilement des images complexes aux multiples entrées.

DU CÔTÉ DE LA RÉCEPTION


Cet album s’adresse notamment aux enfants de maternelle. Quel lien faites-vous entre le street art et les enfants de cet âge ? En quoi le fait de viser ce public a-t-il influencé votre travail ?

Romain Gallissot. Dans le monde du livre jeunesse, il faut toujours donner une tranche d’âge et ranger les livres dans une catégorie pour rassurer les parents, les libraires, les bibliothécaires et les enseignants. Selon moi, les ouvrages les plus intéressants sont ceux qui peuvent être perçus différemment selon l’âge du lecteur, les livres qui brouillent les pistes et cassent un peu les codes. C’est en tout cas comme cela qu’on a conçu notre album. Nous avons souhaité jouer sur plusieurs niveaux de lecture. Avant d’accéder à la lecture littéraire, les enfants savent lire des images. Ici, ils ont l’occasion de mettre à profit cette compétence acquise très tôt et de faire jouer leur sens de l’observation. Ce qui est certain, c’est qu’il y a très peu de textes, ce qui permet aux enfants d’entrer plus facilement dans le livre. Le trio formé par Alice, Tom et Gribouille fonctionne comme un fil rouge qui peut capter l’attention des très jeunes lecteurs et leur permettre de suivre précisément la course-poursuite dans un premier temps, alors que des lecteurs plus âgés, eux, porteront certainement leur attention sur d’autres éléments. Nous avons tout de même été vigilants à la lisibilité des images et aux messages que l’on souhaitait véhiculer dans notre livre, sans pourtant autant prendre les enfants pour ce qu’ils ne sont pas. Nous leur faisons totalement confiance, nous sommes persuadés qu’ils sauront aller chercher la référence cachée dans un coin et le clin d’œil glissé à leur intention dans un autre.

Comment présenteriez-vous ce livre à un enseignant qui ne connaît pas le street art ?

Romain Gallissot. Cet album est une porte ouverte sur un univers d’une richesse incroyable. Il existe assez peu d’ouvrages adressés aux jeunes lecteurs qui évoquent ce sujet. En empruntant la forme d’un livre-jeu, d’un cherche-et-trouve et en faisant une large place aux images, nous laissons l’opportunité aux enseignants de s’en emparer de diverses manières. Le site internet On fait le mur ? qui va accompagner le livre sera une ressource essentielle pour donner des clés de lecture et leur permettre d’aller encore plus loin.

Que souhaitez-vous que les jeunes enfants retiennent de cette lecture ?

Romain Gallissot. L’essentiel, c’est que les enfants s’amusent en lisant notre album, qu’ils prennent du plaisir à plonger dans les images et qu’ils se prennent au jeu. Ils vont pouvoir se raconter leurs histoires. Si par la même occasion, nous pouvons éveiller leurs consciences et leur faire découvrir des univers et des démarches d’artistes, nous aurons réussi notre pari. Peut-être qu’ensuite en allant à l’école avec leurs parents, ils lèveront le bout de leur nez pour tenter de trouver un tag, un flop ou un graffiti à regarder.